Marcel Rozier: «Je ne serai pas aux JO de Tokyo avec Ouaddar... »
SPORTS ÉQUESTRES 2017-01-23A 80 ans, Marcel Rozier nous a confié, en exclusivité, son désir de prendre une semi-retraite internationale. Il a également partagé ses souvenirs des JO de Rio entre la déception avec keBir ouaddar et le sacre de son fils philippe, qui pourrait prendre sa succession auprès
de la star marocaine dans l’optique des JO de Tokyo.
Le sport, et les Jeux Olympiques plus encore, sont un formidable accélérateur d’émotions, de passions et de désillusions, un enivrant mélange de dramaturgie, d’euphorie et de folie. Marcel Rozier, jeune homme de 80 ans, bon pied, bon œil, médaille d'argent par équipes aux JO de Mexico (1968) et champion olympique par équipes aux JO de Montréal (1976), a roulé sa bosse. L’entraîneur de Kebir Ouaddar a le cuir aussi tanné que les vieux crocodiles.
Il nous confiait d’ailleurs, cet été, avant de s’envoler pour Rio que l’équitation et les Jeux Olympiques lui avaient permis de dîner avec cinq Présidents français: Charles de Gaulle, Georges Pompidou, Valéry Giscard D’Estaing, François Mitterrand et Jacques Chirac. «Et il convient d’ajouter à cette liste des grands hommes Sa majesté le Roi Mohammed VI que je ne remercierai jamais assez de la confiance qu’il m’a accordée» dit celui qui est sans doute le meilleur entraîneur d’équitation de tous les temps.
Marcel Rozier ne pouvait imaginer que l’olympiade de Rio allait l’envelopper dans un tourbillon d’émotions à nulles autres pareilles et le transporter vers un bonheur inégalé. Entre la médaille d’or de son fils aîné Philippe avec l’équipe de France, quarante ans après la sienne, et la première participation à la messe olympique de Kebir Ouaddar, qu’il considère comme son quatrième fils, Marcel a sans doute tiré sa révérence au monde olympique de la manière la plus incroyable qui soit. Et le Maroc a assurément pris rendez-vous avec les anneaux olympiques puisque Philippe Rozier n’est autre que l’entraîneur de l’équipe du Maroc de sauts d’obstacles...
Cheval du Maroc.- Quel bilan dressez-vous de la participation de Kebir Ouaddar aux JO?
Marcel Rozier.- Il faut situer la performance de Kebir dans la perspective de l’ensemble de sa carrière. Déjà, après la Coupe du Monde, les Jeux Équestres Mondiaux, c’est assez exceptionnel qu’il ait réussi à se qualifier pour les Jeux Olympiques. En ce sens, Kebir est un phénomène rare. Sur l’épreuve elle-même, on peut nourrir quelques regrets. Lors du premier parcours, Kebir est dans le vrai. Quickly, notre cheval unique, est au meilleur de sa forme. Et la faute, sur la rivière, n’est pas trop grave. Le lendemain, j’étais assez confiant. Je pensais qu’on se qualifierait. Mais on est passés à la trappe...
Comment expliquez-vous cet accident de parcours?
Après une nouvelle faute au passage de la rivière, le dernier double, qui était précédé d’un grand mur de 1m65, nous a été fatal. Néanmoins, avec un plus de concentration, nous aurions pu passer cette dernière combinaison. Le cheval a fait cinq foulées trop longues pour accéder au double. C’est pourquoi, il s’est enroulé autour des barres. Dans un coin de ma tête, je me dirai toujours qu’on pouvait sauver cette situation.
Peut-on parler de déception?
Non, je ne suis pas déçu et il ne faut pas l’être. Il faut mesurer le chemin parcouru sans remettre en cause les qualités du cavalier et du cheval. Kebir a eu un comportement magnifique. Surtout, il a beaucoup appris. Il a appris que les JO demandent plus de concentration que n’importe quelle épreuve. Avec mon expérience, je lui ai répété à maintes reprises de s’enfermer dans sa bulle car chaque détail compte. En quelques secondes, on peut jouer toute une carrière. C’est impossible d’expliquer ce qu’on ressent à ce moment-là. Rien, ni personne, ne doit venir troubler l’athlète. Il ne faut pas laisser venir les gens. Quelques mots mal pesés ou mal choisis peuvent plomber toute une préparation. Un athlète de haut niveau a souvent besoin de réconfort. Il faut savoir le lui donner. Il ne faut jamais dramatiser. Plus qu’un entraîneur, j’ai été un psy. En tout cas, avec Badr Fakir, que je remercie pour son professionnalisme et sa gentillesse, nous avons essayé de mettre Kebir dans les meilleures conditions de concentration.
Kebir a-t-il bien digéré son élimination?
Kebir est un gagneur. Les deux premiers jours après son élimination, il était prostré de douleur. Il s’en voulait de ne pas être allé au bout de son rêve et de celui du peuple marocain. Pour être un grand champion, il faut savoir perdre. Kebir a su perdre dignement en se projetant sur la prochaine échéance olympique, à Tokyo. Lorsqu’on quitte les JO, on a une seule envie: y retourner. C’est ça être un athlète de haut niveau. Kebir fait partie de ce club fermé.
Lors des deux épreuves à Rio, Quickly a fait une faute sur la rivière... Est-ce un hasard?
Non, il n’y a jamais de hasard. Quickly n’est pas à l’aise sur le franchissement des rivières sur le sable alors que les rivières sur herbe ne lui posent aucun problème ainsi qu’il l’a prouvé dernièrement à La Baule ou à Chantilly. Il regarde trop le sol. J’ai essayé de le corriger mais j’ai toujours eu peur de lui faire mal. Il faut savoir respecter les chevaux.
Certains commentateurs ont trouvé Quickly très nerveux...
Au contraire, il était plus calme que d’habitude. Cela prouve que Kebir a gagné en expérience. Quickly a beaucoup moins fait le show et l’imbécile. Il y a une nette amélioration . Il y a deux ans, Quickly avait beaucoup de difficultés à aborder les deux premiers obstacles. Là, on peut le solliciter d’entrée pour un vertical d’1m60 sans aucun souci. En tout cas, le cheval et le cavalier étaient en forme optimale. On avait le couple parfait pour réaliser l’exploit.
Kebir était porte-drapeau de la délégation marocaine lors de la cérémonie d’ouverture. Ce moment si fort émotionnellement a-t-il pu le troubler?
Au contraire, cela a favorisé sa concentration et à sa faculté à prendre la mesure de l’épreuve. Il en avait envie. Il était très décontracté. Il avait le sourire. C’est un grand moment dan la carrière d’un sportif et dans la vie d’un homme. C’était un grand honneur pour lui dont il se souviendra toujours. C’est surtout la solitude de l’athlète engagé seul pour son pays qui a été dommageable. Il faut aussi savoir que jamais un cavalier, sans équipe, n’a été champion olympique. Seul, c’est très compliqué. A plusieurs, il y a une émulation qui permet de renverser les montagnes. Ce n’est pas mon fils Philippe et l’équipe de France qui diront le contraire. Ni le Britannique Nick Skelton sacré en individuel après deux fautes la première journée...
Est-ce envisageable d’espérer qualifier une équipe du Maroc dans quatre ans, pour les JO de Tokyo?
Ce n’est pas une hypothèse à envisager, c’est une obligation. C’est tellement important ! Il faut donc y penser dès aujourd’hui. La Coupe des Nations devrait passer de quatre à trois cavaliers engagés. C’est une bonne nouvelle pour le Maroc...
Est-ce possible de composer une équipe...
Justement, nous avons trois ou quatre cavaliers en vue pour épauler Kebir. Je ne citerai pas de noms pour ne pas faire de jaloux. Mais on les a repérés. Il faut aussi incorporer quelques jeunes espoirs afin de les familiariser aux exigences du haut niveau, en faire des hommes de cheval, courageux. En cinq ans, Kebir a été transformé. Il n’y que le travail qui paye. On n’arrivera pas à monter une équipe compétitive d’un coup de baguette magique.
Reste aussi à trouver des chevaux...
C’est le nerf de la guerre ! En effet, le travail ne suffira pas. Autant être clair... Si on veut fabriquer une équipe de haut niveau, il faudra investir sur des chevaux clefs en main. Comme nos cavaliers manquent d’expérience, il faudra des chevaux en or. Sans chevaux de premier plan, on ne pourra rien espérer. Il faudrait patienter encore des années.
Depuis quelques années, la FRMSE est active sur le marché...
Tous les ans, la Fédération Royale Marocaine achète entre huit et dix jeunes chevaux de 3 ans. C’est une vraie loterie. Peut-être y aura-t-il un phénomène dans le lot mais on ne peut être sûr de rien. En tout cas, une petite douzaine de chevaux de 7 ans sont très prometteurs. Ils doivent impérativement participer aux concours 5 étoiles avec des barres à 1m60 afin de jauger leur niveau réel. Mais ça peut être très long... Bien sûr, c’est une voie à ne pas négliger pour l’avenir à moyen terme de l’équitation du Royaume.
Nick Skelton a été sacré champion olympique, à 58 ans. Justement, c’est l’âge qu’aura Kebir Ouaddar lors des JO de Tokyo, en 2020. C’est de bon augure pour lui ou c’est inquiétant?
C’est surtout jouable. Il faudra surtout ne pas lâcher et ne pas faire de bêtises. Il faudra redoubler d’efforts, être encore plus rigoureux au quotidien pour garder le tempo. Il faudra aussi savoir gérer les moments de creux. Malgré son âge, Kebir est un cavalier relativement neuf au très haut niveau puisqu’il vient seulement, par exemple, de participer à sa première olympiade. Forcément, il aura encore plus d’expérience. C’est une bonne nouvelle mais de toute façon, c’est le cheval qui fera la différence...
Quickly aura, quant à lui, 16 ans à Tokyo...
Quickly n’est pas éternel. Dieu seul sait s’il tiendra encore une olympiade ou pas. A cet âge, un ennui de santé est vite arrivé. Il a encore deux très belles années devant lui mais après c’est la loterie. Il faut respecter le cheval pour le faire durer et ne pas courir après la victoire de trop...
Allez-vous essayer de le ménager le plus possible?
Ce serait une grave erreur. L’inactivité l’ennuie au plus haut point. Après plusieurs jours de repos, vous pouvez mettre des enfants sur Quickly: il ne leur arrivera rien. S’il ne travaille pas, Quickly devient fainéant et partisan du moindre effort. Si on continue à le préparer comme un athlète de haut niveau, ça peut le faire. Mais il ne faut pas tout miser sur lui. Il convient de préparer la relève.
Vous êtes donc à la recherche d’une perle rare capable d’être le successeur de Quickly auprès de Kebir Ouadddar...
Oui, voilà, mais vous savez, c’est quand on cherche qu’on ne trouve pas. Donc on ne cherche pas forcément activement mais on garde les yeux ouverts. Il faut tomber sur la perle rare, comme vous dites, et être très rapide. On n’a pas le droit de se tromper. Mais ce n’est pas une science exacte, sinon on serait champion olympique à chaque fois. On a la chance de bénéficier de la confiance de Sa Majesté le Roi Mohammed VI et du Prince Moulay Abdellah, le président de la Fédération. On doit être à la hauteur.
Il paraît que vous avez repéré un crack...
C’est faux. Il faut faire attention aux rumeurs et à ceux qui veulent faire monter les enchères. Si je repère un cheval qui semble être une exception pour Kebir Ouaddar et pour l’avenir de l’équitation au Maroc, je le proposerai à Sa Majesté. Mais ce sera dur de retrouver un cheval du niveau de Quickly. C’est même impossible. ll faut en être conscient. Depuis cinq ans, ce cheval a permis au drapeau marocain de flotter partout dans le monde. Il est un véritable ambassadeur du Maroc. En plus, nous ne sommes pas les seuls à chercher...
En tout cas, Saphir du Talus ne succédera pas à Quickly...
Saphir du Talus est un excellent numéro deux. Il a de gros moyens mais il n’aura jamais la souplesse et l’adresse de Quickly. Il est plus tardif. Il demande beaucoup de temps de préparation. Or, le temps, c’est ce qui nous manque....
Combien de temps faut-il pour préparer un nouveau couple cavalier-cheval?
Il faut au minimum six mois. Et on n’est jamais sûr de rien. Certains chevaux sont incompatibles avec certains cavaliers. Tout dépend de leur caractère, de la façon de les monter. Pour Kebir et Quickly, les fiançailles avaient duré un an avant le mariage. Ils ont mis beaucoup de temps à se trouver avant de devenir un couple mythique que le grand public et le monde du sport équestre n’oublieront jamais.?
On parle de l’âge de Kebir Ouaddar, de celui de Quickly mais on n’aborde jamais la fin de votre carrière tant vous paraissez inépuisable, presque éternel...
Pourtant, je ne le suis pas. Et il va bien falloir que je m’arrête un jour. Avec toutes ces émotions, avec cette histoire unique qui me lie à Kebir et au Maroc, j’en oublierais presque mon âge. Quand je rencontre Sa Majesté, il me demande à chaque fois mon secret pour rester aussi jeune. Je lui réponds que la passion des chevaux, de la nature sont un vaccin contre le temps.
Vous aurez 84 ans à Tokyo. Vous abordez votre dernière ligne droite avec Kebir et vous préparez votre jubilé commun au Japon...
Vous me parlez de Tokyo mais les JO de Tokyo sont dans quatre ans. Je ne sais même pas dans quel état de santé je serai demain. Je ne sais même pas où je serai après demain. Allez, comme vous êtes sympathique et professionnel, je vais vous faire une confidence: je ne serai pas avec Kebir, à Tokyo, en 2020. Ça me fait mal de dire ça. Je préfère ne pas y penser mais il faut se rendre à l’évidence. Pour l’instant, je suis en bonne santé. Je suis même toujours le premier, chaque matin, à 6h30, aux écuries. Je suis toujours à l’heure. C’est la vie. C’est comme ça. Mais pour voyager loin, il faut ménager sa monture ! C’est une expression d’actualité pour moi.
Si vous nous dites que vous nous annoncez votre retraite, on ne vous croira pas...
Vous auriez raison. Il va pourtant falloir que je commence à lever le pied. Je vais devoir me surveiller, faire attention et écouter mon médecin. La répétition des voyages commence à me fatiguer. Et il pourrait m’arriver des soucis. Je ne pourrais donc pas accompagner Kebir à 100%.
Comment envisagez-vous la future organisation technique autour de Kebir?
Déjà, je ne le laisserai jamais tomber. Je considère Kebir comme mon fils et on ne laisse jamais tomber ses enfants. Et je voue une telle reconnaissance à Sa Majesté le Roi Mohammed VI que je ferai l’impossible pour être là. Ensuite, j’imagine que je pourrais continuer à être présent le plus longtemps possible auprès de lui, au quotidien, et que Philippe, mon fils, qui s’occupe déjà de l’équipe du Maroc, pourrait prendre le relais et me succéder.
Concilier l’entraînement et la compétition, n’est-ce pas trop compliqué pour Philippe, votre fils?
Non, au contraire ! Et c’est une chance pour le Maroc. C’est important de posséder un entraîneur qui participe aux épreuves car il parle la même langue que ses cavaliers. Il force le respect, est capable de monter sur le cheval d’un de ses cavaliers pour montrer l’exemple. Et pour sa carrière, ça ne pose aucun problème. Il a trente ans de métier, il a fait trois olympiades, et il possède des gens compétents pour monter ses chevaux quand il est au?Maroc.
Nous imaginons avec quelle intensité vous avez dû vivre le titre olympique historique de votre fils Philippe, 40 ans après votre sacre...
C’est fort et incroyable. Il n’y a pas de mot dans le coeur d’un père pour décrire la force de cette émotion-là et de cet amour là, cette forme de succession. Et il n’y pas de mot non plus pour décrire l’apothéose professionnelle que j’ai ressentie quand Kebir s’est élancé à Rio. Avoir amené Kebir où je l’ai amené est le plus grand moment de ma carrière de cavalier et d’entraîneur. Et au fond, autant que Philippe, K